À ce stade de mon récit, un nouvel aveu s'impose. L'humilité de mon choix de carrière ne doit pas me faire paraître à vos yeux meilleure que je ne suis. Mes huit enfants avaient fini par entrer tant bien que mal, l'un après l'autre, dans la vie adulte. J'avais certes des excuses : la mort de Balewell, la nécessité de travailler dur, etc., etc. Mais le constat s'imposait. Manque d'attention, absences trop fréquentes : Marguerite n'avait pas été une bonne mère. Une seconde chance m'était offerte, je ne devais pas la manquer.

La seconde chance mesurait pour l'instant cent vingt-neuf centimètres à la toise de l'infirmerie de l'école, elle était âgée de neuf ans et dotée du néfaste prénom de Michel. Ainsi l'avait baptisé son père, l'une des premières lubies de ma fille Awa, un instable professionnel, évaporé trente jours après la naissance. Michel, en hommage à un prétendu dieu français, le footballeur Platini. Héros numéro un de celui qui n'avait été mon gendre qu'à peine un mois. Mon petit-fils avait de la chance. Il aurait pu se prénommer Kronenbourg, la bière étant l'autre passion du monsieur.

Mon Awa n'était pas ma réussite la plus éclatante. Elle continuait de sauter d'une évidence à l'autre.

— Cette fois, ça y est, Maman, je te jure, j'ai trouvé l'homme idéal, gentil et travailleur, riche et attentif, doux dans la vie et sauvage au lit, d'accord un peu trop marié (ou atteint d'une légère, très légère tendance à l'alcoolisme, ou poursuivi par un procès injuste, ou sujet à des accès de violence, conséquence d'une enfance, ô si tu savais, tellement malheureuse…), mais je t'assure, tout va s'arranger. Et, alors, juré, je te reprends Michel.

Bien sûr, rien ne s'arrangeait jamais pour Awa. Et, en attendant qu'elle trouve l'eldorado du grand amour et y dépose ses valises et son petit Michel, je le gardais pour moi. Oh, le rare bonheur d'élever un enfant dont on n'est pas le géniteur direct, mais seulement un grand-parent ! Ce « grand » ajouté à « parent », cette génération tampon fait toute la différence : un matelas de tendresse, une réserve de temps où chacun peut puiser à sa guise, un trésor de bonne distance, une épaisseur d'eau douce qui filtre les rayons, ne laissant passer que les utiles, les bienveillants. Comme des époux assez sages pour habiter des maisons proches à se toucher, mais pas l'étouffant logis commun. Au lieu de vivre l'un à l'autre collés, l'un par l'autre exaspéré, ils ne cessent de se retrouver après de courts voyages.

Tels nous étions, juste avant la catastrophe, Michel, neuf ans, et Marguerite, cinquante et un, l'incarnation de l'amour réussi quand nous nous promenions main dans la main, l'admiration du voisinage. Si bien qu'à la question n° 12, «profession», je peux aussi répondre : « grand-mère ».

 

Inlassablement, comme on gratte et regratte une plaie malade, je replonge dans le passé. Pour y chercher mon erreur éducative. Suis-je donc une enseignante maudite, incapable d'apprendre ? Quelle faute ai-je bien pu commettre pour que Michel se laisse ainsi envahir par cette passion imbécile du football ? Je lui avais pourtant enseigné l'inverse : la miraculeuse et joyeuse prodigalité de notre planète. Chaque jour, vous m'entendez, chaque jour nous passions au moins une heure au marché de Kayes, l'un de ces spectacles multicolores dont l'Afrique a le secret.

Je crois que je lui ai appris à lire sur ces enseignes qui le faisaient tant rire : la pâtisserie « Éclosion », tu sais ce que veut dire « éclore », Michel ? Et là, regarde le commerce de pièces détachées, « Espoir Auto ». Et cet écriteau mystérieux : « À vingt mètres, ne manquez pas le Palais du Divers (la quincaillerie du Progrès). » Sans parler de sa phrase préférée, cette inscription calligraphiée sur la porte d'une cabane à l'évidence mal utilisée : « Stop Caca ».

Puis, main dans la main, nous plongions. Le désordre géant était soigneusement protégé du soleil par des auvents de bambous ou de tôles. Nos yeux prenaient du temps pour s'habituer à la pénombre. L'accoutumance faite, ils s'émerveillaient.

Tout.

Tout ce que les habitants de la Terre s'acharnent à produire, pêcher ou récolter, l'utile et l'inutile. Tout, arrivé là on ne sait comment, dans la grande ville la plus pauvre du pays le plus pauvre du continent le plus pauvre.

Tout ou presque.

Dix-sept espèces de poissons séchés et de l'eau thermale Avène pour les peaux à tendance kératosique, des verres de vision en vrac et des hachoirs à viande allemands, des activateurs biovégétaux du blanchiment de la peau (sans hydroquinone), des bicyclettes de Corée et des bassines pleines de globes oculaires sanguinolents, savourés par les mouches en attendant le client, des plaquettes de comprimés sécables Tegretol 400 mg à peine périmés, et des soutiens-gorge démesurés, des pintades égorgées de frais pendues à des roues de mobylette, des tomes III de Encyclopœdia Universalis (de « Barrage » à « Causalité ») et des fœtus de chauves-souris, des peignes de toute taille (rabais pour les dents cassées) et des commodes roses à miroirs incrustés et tiroirs qui ferment… Etc., etc.

Et l'ensemble à profusion. Les cassettes s'alignaient par milliers, tout Dalida, par exemple, c'est mieux que la techno, Maama ? , et tout Cliff Richard. Et les matelas de mousse multicolores s'entassaient jusqu'aux premiers étages des maisons, pourquoi si haut, Maama ? Peut-être pour permettre aux amants de s'enfuir, Michel, en cas d'urgence. Qu'est-ce que c'est, l'urgence, Maama ? Quelque chose dont on doit s'occuper sans retard. Et de quoi doivent s'occuper sans retard les amants ? Je t'expliquerai quand tu seras plus grand…

— Tu vois, Michel, je vais t'apprendre une chose curieuse : plus les pays sont pauvres, plus les marchés sont riches.

Il réfléchissait, fronçait son petit front.

— En effet, Maama, ça, c'est curieux !

Cette surabondance l'enchantait, je le jure, mais lui donnait aussi le vertige. Je le sentais tanguer. Nous nous appuyions tant bien que mal contre une montagne instable de calebasses.

C'est peut-être pour lutter contre cette frayeur, contre la diversité du monde qu'il s'est concentré sur sa boule de cuir.

Madame Bâ
titlepage.xhtml
Madame Ba vu PA_split_000.htm
Madame Ba vu PA_split_001.htm
Madame Ba vu PA_split_002.htm
Madame Ba vu PA_split_003.htm
Madame Ba vu PA_split_004.htm
Madame Ba vu PA_split_005.htm
Madame Ba vu PA_split_006.htm
Madame Ba vu PA_split_007.htm
Madame Ba vu PA_split_008.htm
Madame Ba vu PA_split_009.htm
Madame Ba vu PA_split_010.htm
Madame Ba vu PA_split_011.htm
Madame Ba vu PA_split_012.htm
Madame Ba vu PA_split_013.htm
Madame Ba vu PA_split_014.htm
Madame Ba vu PA_split_015.htm
Madame Ba vu PA_split_016.htm
Madame Ba vu PA_split_017.htm
Madame Ba vu PA_split_018.htm
Madame Ba vu PA_split_019.htm
Madame Ba vu PA_split_020.htm
Madame Ba vu PA_split_021.htm
Madame Ba vu PA_split_022.htm
Madame Ba vu PA_split_023.htm
Madame Ba vu PA_split_024.htm
Madame Ba vu PA_split_025.htm
Madame Ba vu PA_split_026.htm
Madame Ba vu PA_split_027.htm
Madame Ba vu PA_split_028.htm
Madame Ba vu PA_split_029.htm
Madame Ba vu PA_split_030.htm
Madame Ba vu PA_split_031.htm
Madame Ba vu PA_split_032.htm
Madame Ba vu PA_split_033.htm
Madame Ba vu PA_split_034.htm
Madame Ba vu PA_split_035.htm
Madame Ba vu PA_split_036.htm
Madame Ba vu PA_split_037.htm
Madame Ba vu PA_split_038.htm
Madame Ba vu PA_split_039.htm
Madame Ba vu PA_split_040.htm
Madame Ba vu PA_split_041.htm
Madame Ba vu PA_split_042.htm
Madame Ba vu PA_split_043.htm
Madame Ba vu PA_split_044.htm
Madame Ba vu PA_split_045.htm
Madame Ba vu PA_split_046.htm
Madame Ba vu PA_split_047.htm
Madame Ba vu PA_split_048.htm
Madame Ba vu PA_split_049.htm
Madame Ba vu PA_split_050.htm
Madame Ba vu PA_split_051.htm
Madame Ba vu PA_split_052.htm
Madame Ba vu PA_split_053.htm
Madame Ba vu PA_split_054.htm
Madame Ba vu PA_split_055.htm
Madame Ba vu PA_split_056.htm
Madame Ba vu PA_split_057.htm
Madame Ba vu PA_split_058.htm
Madame Ba vu PA_split_059.htm
Madame Ba vu PA_split_060.htm
Madame Ba vu PA_split_061.htm
Madame Ba vu PA_split_062.htm
Madame Ba vu PA_split_063.htm
Madame Ba vu PA_split_064.htm
Madame Ba vu PA_split_065.htm
Madame Ba vu PA_split_066.htm
Madame Ba vu PA_split_067.htm
Madame Ba vu PA_split_068.htm